Un stylo, une brosse à dents Xiaolu Guo Libération 10 mai 2008 La vie d’une étrangère à Londres comporte son lot de surprises. Ainsi, j’ai reçu un jour un courrier officiel m’annonçant : «Nous avons étudié avec attention votre demande de visa. Nous regrettons de vous informer que nous ne pouvons vous accorder de leave to remain.» J’ai provisoirement abandonné le roman sur lequel je travaillais depuis mon arrivée en Angleterre pour relire cette lettre une dizaine de fois. Leave to remain ? Est-ce que j’étais censée partir ou rester (1) ? Il s’agissait bien de partir. Déprimée, j’ai fait mes bagages et quitté le Royaume-Uni. Les lourds nuages anglais au cœur, j’ai retrouvé la poussière et le raffut de Pékin. Je voulais boucler la rédaction de mon Petit dictionnaire anglo-chinois pour amants, mais la ville entière s’était transformée en un immense chantier de construction. Dans un appartement à moitié terminé, je m’efforçais de raconter la tristesse de Londres, les roses et les coquelicots anglais, la difficulté des Britanniques à parler d’amour, alors que par la fenêtre, je voyais des armées d’ouvriers qui travaillaient jour et nuit afin d’élever des gratte-ciel dignes des Jeux olympiques de 2008. Incapable de me concentrer, perturbée par ce visa anglais qui se faisait désirer, j’ai mis de côté mon roman pour m’atteler à un documentaire consacré aux ouvriers du bâtiment chinois : The Concrete Revolution (2) . Quelques mois plus tard, je regagnais l’Occident avec les papiers requis et un manuscrit achevé. J’ai pourtant été retenue à l’aéroport de Dublin. On ne voulait ni de mon visa anglais ni de mon visa européen, et la police irlandaise me menaçait de me renvoyer en Chine. J’ai demandé pourquoi. Comment ? J’ignorais que l’Irlande était un pays indépendant ? Le fonctionnaire de l’immigration m’a infligé un cours sur l’IRA. J’ai bien saisi pourquoi on ne voulait pas de mon visa britannique. Néanmoins, l’Irlande n’était-elle pas membre de l’UE ? Oui, mais elle n’appartenait pas à l’espace Schengen. J’ai réalisé un peu tard qu’un immigrant devait aussi être un spécialiste en matière de législation. Je n’avais plus qu’à ranger mes beaux visas tout neufs. Dans l’avion qui me ramenait en Grande-Bretagne, j’ai entrepris de faire mon autocritique et ma rééducation. Malheureusement, le vol était trop court et je n’ai pas eu le loisir d’apprendre grand-chose sur l’IRA. En deux temps trois mouvements, j’étais de retour au pays de la reine. Bonne nuit, Votre Majesté, vous devez dormir dans l’un de vos châteaux, à Windsor ou Buckingham, me suis-je dit en anglais. Mais, très chère souveraine, ce doit être très contrariant de savoir qu’une Chinoise communiste fait des pieds et des mains pour venir prendre chez vous une tasse de thé, avec peut-être une part de gâteau. Lorsque j’ai obtenu un visa de courte durée pour la France, je ne me tenais plus de joie. Selon le site de l’ambassade, il me permettait également de me rendre à Tahiti, en Guyane et aux Marquises. J’avais à l’époque un projet de roman qui se déroulait dans le Pacifique et ces lois postcoloniales faisaient parfaitement mon affaire. Après réflexion, j’ai décidé que j’irais en Polynésie française ou peut-être à Haïti, plutôt qu’à Paris. J’étais prête à m’installer n’importe où, pourvu que je n’aie plus à supplier quiconque de m’accorder un visa supplémentaire. Je n’aurais qu’à modifier le nom des plantes dans mon livre. Depuis, je vis au jour le jour, perpétuellement suspendue à une autorisation, entre partir et rester. Je continue d’écrire, j’ai même réalisé un long métrage avec un appareil photo numérique, parce que mon petit sac d’immigrante ne peut contenir qu’un journal intime, un stylo, un roman, un ordinateur portable, une brosse à dents et un passeport. Partout où je vais, je ne reste pas sans savoir que je dois toujours me tenir prête à partir. Et pour que demeurent en moi les vies que je découvre au fil de mes voyages, chaque fois je prends le parti de ne pas rester.
(1) Leave to Remain est une formule officielle qui correspond à «permis de séjour», mais leave signifiant également «partir», un étranger peut l’entendre «partir pour rester». (2) Le DVD doit sortir cet été sous le titre Chine, la deuxième révolution (Films du Paradoxe). Dernier ouvrage paru : Petit dictionnaire chinois-anglais pour amants (Buchet-Chastel, 2008)
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