Rencontre avec Xiaolu Guo
«j'ai tant de rage en moi»

par Didier Jacob,
le Nouvel Observateur, 21 février 2008

 

Londres vue par une jeune Chinoise qui baragouine trois mots d'anglais : c'est "Petit Dictionnaire Chinois-Anglais pour amants", un roman d'amour et de déracinement

 

Paradoxe : celle qui a grandi dans un village de pêcheurs, sur la mer de Chine, et qui en garde le souvenir amer d'une vie violente, sauvage, arriérée, est aujourd'hui une avantgardiste à l'intelligence survitaminée qui partage son temps entre Pékin et Londres. Xiaolu Guo revient pourtant de loin. Enfance pauvre dans une région brûlante, humide, ravagée par les typhons.
Pas de livres, pas de télévision. Elle est élevée par sa grand-mère, ancienne concubine, et son grandpère, toujours pêcheur, son père purgeant une peine de quinze ans de rééducation pour avoir montré des talents de peintre. Vie sans amour, sans joie, sans famille même. «Je voyais très peu mon frère. Et ma mère, pas du tout : elle était l'une des danseuses de l'armée chinoise, elle voyageait sans cesse, se produisant lors de défilés militaires.»
Pourtant, la chance lui sourit : le Parti fait traduire, à cette époque, des livres étrangers qui semblent épouser les vues anticapitalistes de l'Etat. C'est ainsi, tenez-vous bien, 1 qu'elle découvre à 13 ans Sylvia 1 Plath. Suivront J. D. Salinger, Jean Paul Sartre, Balzac ou encore Frank O'Hara, tous auteurs qui, secoués comme il convient dans un esprit en révolte, ont donné l'espèce de pile 5 jamais déchargée qui s'appelle Xiaolu Guo. «La rébellion des teenagers dans la société américaine, c'est une chose que je ne pouvais pas complètement comprendre. Mais j'aimais l'énergie, l'envie de foutre en l'air le système. A 14 ans, j'ai commencé à publier des poèmes dans le magazine national.» Elle entre dans la grande école de cinéma de Pékin, l'une des plus prestigieuses au monde, où la critique du régime a les coudées (un peu) plus franches que dans le reste du pays. Choc culturel : la petite villageoise voit tout, lit tout. Sartre et Godard, Truffaut et Foucault. Dix ans d'école, dont deux où elle enseigne la théorie du cinéma. «Au lieu de faire des films, j'ai écrit sept livres, et des scénarios underground qui ont tous été interdits. Pendant ces dix années, j'étais affamée de culture.» Il y a cinq ans, elle décide de voyager et, à la faveur d'une bourse, s'installe à Londres. Et c'est ainsi, dit Xiaolu Guo du haut de ses trente et quelques années, que commence sa «troisième vie». «Quand je suis arrivée à Londres, je ne pouvais presque pas m'exprimer en anglais. Je voulais pourtant écrire sur cette expérience. Les gens me disaient : «Tu ne vas jamais y arriver» Mais je ne voulais pas écrire dans l'anglais de Nabokov. Je voulais juste raconter que je ne pouvais pas écrire.» Elle noircit huit cents pages, que Random House juge impubliables. «Ils ne croyaient pas qu'un tel personnage, à la créativité presque folle, puisse exister. C'est qu'ils ne m'avaient jamais rencontrée !» Elle retravaille, coupe, raccourcit. Le «Dictionnaire» est aujourd'hui un best-seller traduit dans vingt-quatre pays.

Magie d'un récit sorti tout droit d'un coeur en révolte, et qui donne, fautes d'orthographe comprises, d'assez jolis morceaux de bravoure : «Aujourd'huiJ'assois dans le taxi pour la première fois. Sinon, comment je trouve les sites d'intérêt avec le bus et le métro ? Il est impossible. Le plan du métro semble une assiette de nouilles. Le trajet du bus n'est pas comprendable. Dans ma ville originale, tout le monde prend le taxi économique, mais à Londres il est très cher. Et le taxi est comme la famille royale, il me regarde méprisant.» Xiaolu Guo peut d'autant plus facilement critiquer la société anglaise qu'elle ne décolère pas contre la pression qui s'exerce en Chine contre l'individu, ni contre cette culture traditionnelle, «d'une violence inouïe», dont elle a souffert dans le village où elle a grandi. Colère changée, chez elle, en frénésie créatrice en un temps où ses jeunes compatriotes émigrent en masse vers les paradis artificiels du cyberunivers.
Chine, ma douleur : dans «la Révolution de béton», un documentaire à la Chris Marker qu'elle a réalisé, elle dénonce la mise à sac de l'ancienne Chine par le régime, et la folie de construction qui s'est emparée du pays avec la préparation des jeux Olympiques. Nettoyer, moderniser, éradiquer le corps mort de l'Histoire, resserrer les liens entre les provinces en lançant de grands projets qui exaltent la fibre patriotique : «On engage de pauvres paysans qui arrivent de tout le pays pour détruire les vieilles maisons de Beiiing.» La Chine sera concentrationnaire ou ne sera pas : on comprend la rage de la bouillante Xiaolu Guo. D'ailleurs, quand l'anglais ne suit pas, plus vite, plus vite, elle claque des doigts.

«Petit Dictionnaire chinois-anglais pour amants»,
par Xiaolu Guo, traduit de l'anglais par Karine Laléchère,
Buchet-Chastel, 340 p., 21 euros.


Xiaolu Guo

Née dans le sud de la Chine en 1973, Xiaolu Guo est romancière et cinéaste. Elle a publié «la Ville de pierre», en 2003, aux Editions Picquier, et vient de terminer un livre sur les ovnis. Elle est actuellement en résidence à Paris, invitée par la Cinéfondation du Festival de Cannes.



Didier Jacob
Le Nouvel Observateur - 21 février 2008

 

 

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